Texte

Je connais et je suis avec attention le travail photographique de Karine Degiorgis depuis plusieurs années maintenant. Ce qui me frappe de plus en plus, c’est la façon dont elle n’a jamais dévié d’un pouce de son projet, dont chaque séquence de son travail et chaque exposition est une étape, même si elle repart de ce palier, à chaque fois, pour avancer vers du nouveau et de l’inconnu au sein de ce projet même. Pour s’en tenir à une telle unité de projet, il faut évidemment qu’elle ait eu, dès le début, une question forte à poser à la photographie. Elle ne s’est jamais posée théoriquement cette question comme un programme conceptuel. Son geste photographique n’a rien de théorique, il est fait de rencontres de personnes (surtout des visages et des corps de ses modèles) et de lieux qui lui donnent envie d’entrer dans une nouvelle étape de sa création. Il reste donc pragmatique, mais toujours guidé par une question que ses photos travaillent et que chaque session de prise de vues éclaircit et déplace en même temps. J’ai toujours pensé, à une époque où le concept prime trop souvent sur l’expérience de création elle-même, qu’elle a trouvé un très bon équilibre entre le préparé et l’improvisé, la recherche consciente et la découverte inattendue. Ses séries de photographies portent toutes la trace d’une tension riche et vivante entre les deux pôles du geste photographique : prévoir et se laisser surprendre, préparer et improviser, suivre une ligne et accepter les détours qui s’offrent au hasard des rencontres, des lumières, des lieux. Son rapport aux « modèles » est fait lui aussi de hasards, d’intuitions et de paris : elle mise plus, en choisissant telle ou telle personne, sur un mystère qu’elle décèle en elle, dont l’approche sera constitutive de son inspiration et de son désir de passer à l’acte de la photographier. Il reste toujours intacte une part de ce mystère et de cette opacité dans les photographies que ces modèles ont inspirées, comme si la photographie n’avait pas le droit d’en épuiser le charme et l’opacité. Les séries photographiques de Karine Degiorgis sont hantées par une quête dont je ne vois pas d’équivalent chez un autre photographe actuel, celle d’une dimension fictionnelle proprement photographique, qui ne doive rien au cinéma. Ses personnages, ses lieux sont habités par de mystérieux appels d’imaginaire fictionnel sans qu’elle ait jamais recours à un quelconque scénario de type cinéma. Ses séries ne sont en aucun cas des séquences ni des montages, elles constituent des univers à forte coloration imaginaire dont chaque photo est à la fois fragment et totalité. Ces personnages ne font rien que l’on pourrait assigner à un scénario repérable : ce sont leurs postures, leurs gestes qui constituent la dimension fictionnelle d’un univers à peine différent de l’univers ordinaire. La photographie saisit une aura d’une autre nature que leur simple être-là, une aura faite d’une autre dimension, imaginaire, au parfum de fiction sans la lourdeur d’un récit.
J’essaie d’exprimer ici ce qui me touche et me fascine dans la quête photographique de Karine Degiorgis, et qui rejoint les préoccupations qui ont toujours été les miennes en matière de photographie, depuis que j’ai édité les premiers livres de Sophie Calle (Suite Vénitienne et L’Hôtel), alors parfaitement inconnue, ou ceux de Raymond Depardon, avec qui j’ai co-signé Correspondance New Yorkaise Les Absences du Photographe, jusqu’à mon travail récent de commissaire de l’exposition Kiarostami/Erice Correspondances au Centre Pompidou. Le travail de Karine Degiorgis est tout à fait singulier mais s’inscrit dans une ambition pour la photographie qui est celle de cette lignée.
Alain Bergala